Mon
oncle, Pierre Gaudin (1913-1989), soldat de 1ère classe au 20ème
Bataillon de Chasseurs Alpins, fut fait prisonnier en Juin 40 comme
la plupart des soldats français à la suite de la débacle et interné au
Stalag IX A jusqu'en 1942. Après plusieurs tentatives d'évasion, il fut
considéré comme réfractaire par les allemands et déporté en Avril 1942
au tristement célèbre camp de Rawa-Ruska
en Pologne.
Ci dessous, le récit de cette déportation par mon oncle (j'ai
conservé son style et son orthographe sauf lorsque cela rendait le
texte incompréhensible
) :
Avril
1942 : Que de larmes refoulées, que de tristesse, que de rancœur,
que de folies, que de souffrances, tu nous rappelle Avril, le mois des
fleurs à jamais meurtri.
Le cauchemar a commencé le 5 Avril
1942.
Nous
sommes montés dans des wagons. Le notre avait une petite lucarne avec
du grillage, au milieu 2 bancs fixes, nous étions environ 70. Avant de
monter on nous a donné une boule de pain à 12, toute moisie, nous avons
monté dans le wagon aussitôt.
Les
sentinelles nous ont enfermé, nous voyions un peu de jour par les
fentes des portes, le train a démarré lentement, nous étions comme des
bêtes, sans voix.
Chacun pensait à sa famille, vers
quel destin notre vie était destinée.
La
nuit venue, nous nous sommes allongés cote à cote, notre chaleur
humaine nous réconfortait un peu, nous étions tellement serrés, dans la
nuit je me suis levé pour uriner dans le coin de la porte où il y avait
une fente, impossible de reprendre ma place, je suis resté debout le
restant de la nuit à coté de la petite lucarne. Au petit jour tous les
copains sauf deux étaient debout, les deux qui restaient allongés
étaient pris de dysenterie.
Quelle misère pour ces malheureux,
quelle souffrance.
Nous
avons déchiré des pans de chemise, des doublures de capotes pour ces
pauvres copains, que nous jetions par la petite lucarne où nous avions
écarté le grillage. Une nuit le convoi s’est arrêté, le 3ème ou le 4ème
jour je ne sais pas au juste, on nous a fait descendre à grands coups
de crosse, avec des cris comme si nous étions sourds, en colonne par
un. Nous avons passé devant un tas immense de vieilles boites toute
rouillées où chacun en prenait une, un peu plus loin une grosse marmite
où un homme plongeait une grosse louche, en ressortait un liquide
mélangé avec je ne sais trop quoi, il remplissait notre boite nous
renversant le liquide chaud sur nos mains, quelle infection, il y avait
de tout dans cette espèce de soupe, des pierres, des os peut-être
humains, j’en ai avalé une gorgée, je n’ai pas pu manger le reste.
On
nous a fait à quelques uns passer sur une tranchée pour faire nos
besoins, nous avions à peine baissé nos pantalons que les sentinelles
baïonnette au canon nous poussaient le derrière.
Nous
sommes remontés dans les wagons où notre voyage a continué, nous étions
petit à petit devenus des loques, nous nous allongions les uns sur les
autres, nous n’avions presque plus de réaction, la faim nous tenaillait
et surtout la soif. Nous sommes enfin arrivés le 13 Avril dans la
matinée.
A
notre sortie des wagons deux haies de soldats baïonnettes aux canons,
nous avons pensé alors que le dernier voyage était arrivé, qu’on allait
nous fusiller sur place. Nous étions tellement las que nous marchions
comme dans un cauchemar. Au bout de quelques mètres, nous nous sommes
aperçus qu’il y avait sur le bord du chemin de la neige, dans ce sombre
désespoir, une lueur apparaissait, la neige que j’ai prise dans mes
doigts, que j’ai portée à ma bouche, de l’eau enfin.
Au
bout d’un certain temps, je ne saurais le dire, nous arrivions devant
le camp de Rawa Ruska Stalag 325. Sitôt la porte franchie, nous nous
trouvions dans un vaste champ entouré de miradors avec double rangée de
barbelés, plein de boue.
A
partir de ce moment, notre instinct de vie reprenait le dessus, je
cherche parmi les détritus et j’ai eu la chance de trouver un espèce de
seau de 5 litres environ qui était à moitié plein d’eau, de la neige
fondue sûrement. Avec mon copain Latière et Ducerf avec qui je m’étais
évadé, nous nous sommes lavés dans ce seau. Ducerf avait réussi malgré
les fouilles à conserver un rasoir avec une lame, nous nous sommes
raclés comme nous avons pu, nous avions un semblant de propreté, si
vous saviez comme il n’en faut pas beaucoup pour reprendre courage.
Tout
à coup, encore des cris, des hurlements, rassemblement, il me semble de
voir un rêve, la soupe, de la soupe, on nous donnait de la soupe, oui
mais voila pas de gamelles, pas d’ustensiles pour manger. Pour mes deux
camarades et moi pas de problème, nous avons présenté le seau où nous
avions fait un semblant de toilette, avec des morceaux de bois, nous
avons fait une espèce de cuillère et nous avons mangé en frères notre
soupe dans notre propre crasse. Beaucoup de camarades n’ont rien
trouvé, j’en ai vu devant moi qui mettaient leurs deux mains malgré les
brulures, d’autres avaient des morceaux de tuile ou de brique ou de
vieilles boites ou seaux comme nous.
L’après
midi on nous a conduit dans nos baraquements, j’ai été affecté au bloc
II où nous sommes montés au 3ème plan car c’était composé de trois bas
flancs sur des planches toutes nues, au milieu des bas flancs il y
avait un poêle bâti dans le … comme un four. Par la suite nous avons
fait cuire dans la cendre des pommes de terre pourries et gelées que
nous réussissions à voler à la corvée, on les cachait dans la doublure
de notre capote qui empestait la pourriture.
Le
lendemain de notre arrivée, il y avait pas loin de notre bloc une
baraque avec des tranchées où tout le tour il y avait des planches où à
la rigueur on pouvait s’asseoir, c’étaient les WC, que de souffrance
dans cette baraque, nous étions constipés depuis notre départ, pas
moyen de faire, avec les doigts morceau par morceau, dans le sang, avec
mes copains que de détresse dans cette sinistre baraque.
Après
une semaine que nous étions arrivés, il n’y avait plus dans le camp une
seule herbe, nous avions tout rasé, il restait seulement de l’herbe
entre les deux rangées de barbelés où il était défendu de s’approcher,
quelques camarades ont réussi à en prendre quelques poignées au risque
de recevoir un coup de fusil. Pour nourriture, nous avions un litre de
soupe à midi, un litre le soir, absolument de l’eau chaude, et un litre
de liquide pour boire qui était fait avec des branches de sapin
trempées dans l’eau pour la désinfecter, infect mais que nous
appréciions quand même. Le deuxième jour nous avons eu un morceau de
pain pour partager à six avec un morceau d’ersatz de saucisson. Ah, ce
morceau de pain, quel problème pour le partager, l’amitié disparue,
nous étions comme des loups pour une miette. Dans mon groupe j’avais
fait avec des couvercles de boite et des morceaux de ficelle une
balance que nous mettions en équilibre sur une pierre, je coupais un
morceau de pain qui servait de modèle et tout le monde était content.
Pour
dormir, nous avions mis nos vestes et nos capotes, ceux qui en avaient,
pour nous allonger dessus, pour que les planches soient moins dures.
Catastrophe, nous étions infectés de poux, quelle déchéance, sans eau
pour nous laver, presque sans nourriture, infestés et pleins de
vermines. Quand je pense à toutes ces misères, je vous le dis, il faut
avoir le cœur bien accroché.
Beaucoup
de personnes qui nous entendent parler de Rawa-Ruska se disent avec un
sourire : "Si c'est vrai ce qu'ils racontent, comment ont-ils fait pour
survivre ?"
Je vais vous le dire, malheureusement
beaucoup ont payé de leur vie et les rescapés resteront malades toute
leur existence.
Voila
comment nous avons survécu. Les français vous le savez nous sommes
débrouillards, même dans les pires difficultés. Après une dizaine de
jours que nous étions à Rawa, il y avait des corvées de pommes de terre
que nous ramassions dans la boue des sillons, des pommes de terre à
moitié gelées et qui sentaient le choléra. Nous arrivions à en cacher
quelques unes que nous emportions dans notre baraque.
D'autres
copains travaillaient aux cuisines où ils prenaient tout ce qu'ils
pouvaient. Il venait dans le camp deux charrettes, conduites par des
polonais, porter du pain pour ravitailler la cuisine. Ces charrettes
étaient attelées à deux mulets. Du temps que les polonais rentraient le
pain, une équipe de débrouillards a volé un mulet. Les "perroquets"
n'en revenaient pas, je les appelais parfois ainsi car ils étaient tout
habillés en vert et criaient comme des perroquets. Une heure après
rassemblement, fouille, cris, ils n'ont jamais trouvé la trace du
mulet. Une autre fois, il y avait des boites de conserves mises sous
clef. Là aussi, elles ont en partie disparu. Voila, un peu par ci, un
peu par là, ça nous a permis de tenir, juste pour sauver notre pauvre
peau.
A
cette corvée de pommes de terre, nous avons trouvé dans une tranchée,
le cadavre d'un soldat russe, reconnu à sa capote. Cela ne nous a pas
empêché de prendre les pommes de terre. Nous avons ensuite, sous l'œil
stupéfait de la sentinelle, creusé un trou où nous avons enterré le
corps du soldat russe. Des copains ont tracé avec des petites pierres :
"Ci git un Soldat Russe"
Je vais vous montrer que malgré notre
misère nous restions solidaires de la liberté, vers laquelle nous
étions tous tendus.
Environ
un mois après notre arrivée, je travaillais à la corvée de la route
avec mes copains Latière et Rivorel René, deux amis de Marseille. Nous
partions le matin, environ trois cents, nous nous rendions à la gare où
nous prenions le train pour faire environ 20 kilomètres, avec des
policiers ukrainiens, à la gare seulement, qui tiraient au moindre
geste, car il nous est arrivé de voir des convois arrêtés devant la
gare, où descendaient des chiens et des SS mitraillettes au poing
encadrer les wagons où des pauvres gens criaient, hurlaient à la mort.
C'étaient les morts-vivants que l'on emmenait au four crématoire à
quelques trente kilomètres, et qui faisait une halte pour mettre de
l'eau dans la locomotive, heureuse machine pleine d'eau alors que les
enfants, les femmes se mouraient de soif. Je crois sincèrement que
c'est là que j'ai le plus souffert dans le fond de moi-même.
Cette
corvée consistait à faire une autoroute, les perroquets voyaient loin.
Sur une dizaine de mètres de large, avec des pelles, nous faisions des
carrés de mousse de 20 sur 20 environ avec une épaisseur de 5 à 6
centimètres. Il fallait lever cette mousse pour préparer la route, nous
portions ces plaques sur chaque coté en dehors de la route, nous
faisions des tas d'un mètre carré environ sur deux mètres de haut
espacés de quatre à cinq mètres. Nous étions partagés en plusieurs
groupes, le soir à la gare nous étions tous rassemblés et là, on nous
comptait.
Un
soir, un copain que nous ne connaissions pas, il venait des écuries,
demande à nous parler en secret, Latière, Rivorel et moi. Il nous
demande si nous étions à la corvée de la route, il voulait s'évader, il
nous demandait si un de nous voulait rester au camp et que lui prenne
sa place. Sans une hésitation nous lui avons dit "d'accord". Le
lendemain Rivorel est resté à se planquer dans les WC et le copain est
venu avec nous, nous avions combiné son évasion avec deux autres
copains qui travaillaient à coté de nous. Pendant la pause, les
sentinelles ne faisaient pas trop attention à nous. Nous avions dans
ces fameux tas, un que nous avions laissé creux, avec un peu de jour
sur les joints. Le copain est rentré dedans, nous avons ensuite, avec
quelques grosses branches que nous avions récupérées, fait un pont que
nous avons rapidement recouvert avec les plaques, environ 50
centimètres. Cela se passait vers les midi, nous sommes partis vers 5
heures rejoindre les autres groupes à la gare et là quelle histoire,
comptés et recomptés, ils se sont aperçus qu'il en manquait un.
Officiers et tous verts de rage, insultes, cris. Quelques sentinelles
sont retournées où nous travaillions, mais voila à quel endroit
chercher ? Ils sont restés près d'une heure et ils sont retournés
bredouilles. L'officier nous a menacé de mort si nous ne disions pas où
était le copain. De toute façon nous n'étions que quatre à le savoir et
c'est lui qui était responsable, aussi les jours suivants on nous a
changé l'officier et les sentinelles. Inutile de vous dire la vie
qu'ils nous ont menée. Nous avons appris beaucoup plus tard que notre
copain avait réussi, il était d'origine polonaise ce qui a facilité sa
tâche, car nous ne savions rien pas même son nom. C'est çà l'esprit
Rawa !
Pierre Gaudin, prisonnier de guerre,
matricule 33887
Les illustrations ci-dessus proviennent du site de
Rawa-Ruska où vous trouverez de
nombreux autres
documents
iconographiques
Lire aussi
les
déportés oubliés
Ci dessous quelques documents et photos laissés par mon oncle (cliquez
sur les images pour avoir la version agrandie)

Carte d'ancien
prisonnier de guerre de Pierre Gaudin. |
 |

Repas au 4ème
Congrès National des anciens de Rawa-Ruska à Toulouse (Octobre 1978).
Mon oncle est au centre à gauche. |

Quelques camarades
de captivité au Stalag IX A en 1942.
Mon oncle est
debout à droite. |

Autre photo de
groupe au Stalag IX A en 1942. Mon oncle est le dernier à droite. |

Pierre Gaudin au
Stalag IX A en 1942 |